Denis Deweine (Directeur général - Auchan Retail France) : "Nous allons donner une nouvelle vocation à l'hyper"

Rédigé le 02/09/2020


Jean-Denis Deweine, patron d’Auchan Retail France, détaille pour LSA les grandes orientations qui doivent accélérer la transformation du distributeur dans les deux ans. L’évolution du rôle de l’hypermarché, la rénovation du parc et la focalisation sur le digital sont au menu.

Ça secoue chez Auchan. Après l’arrivée d’Edgard Bonte à la tête du groupe, la nomination il y a un an de Jean-Denis Deweine comme directeur de l’activité France est aussi synonyme de la fin de certains dogmes. Mais n’est-ce pas de cet électrochoc qu’a besoin Auchan pour mettre un terme à ses difficultés ? ­Engagé dans une démarche dont l’échéance et les résultats sont fixés à la fin 2022 et confronté à des pertes historiques en 2019 (plus de 1 milliard d’euros pour le groupe...), le patron d’Auchan Retail France a dévoilé à LSA une partie de son plan de marche, qui prévoit une refonte des hypermarchés, le format phare mais ­aussi le plus en difficulté de la distribution. Et il ne s’agit pas d’un simple ripolinage. L’hyper doit se mettre au service des autres, et non plus l’inverse. C’est-à-dire préparer du frais pour les supermarchés, alimenter si besoin le digital et la livraison à domicile, accueillir dans ses mètres carrés des partenaires extérieurs. Voire, comme il y a quelques semaines à Noyelles-Godault (62), des producteurs voisins venus écouler, au cœur de la surface de vente, fruits, légumes et produits frais de proximité. Si Auchan a longtemps été qualifié de boîte à idées, aux développements parfois (trop) longs, le temps est à la rationalisation. Les projets de produire fruits et légumes autour des hypers ou de développer les supérettes My Auchan sont passés à la trappe, avec un pragmatisme encore plus poussé que d’habitude. L’heure est à consolider les ventes digitales, qui ont connu un formidable effet d’accélération lié au confinement. Auchan France peut s’appuyer, pour le moment, sur des résultats financiers traduisant un redressement (momentané ou pérenne, c’est un autre sujet que le temps jugera). Mais Jean-Denis Deweine, dans ses échanges avec LSA, ne cache pas qu’il a fait des choix tranchants. Dans l’offre, avec l’ambition de faire monter grandement le poids des MDD, via un rôle accru de sélectionneur-concepteur. Dans les formats, avec un rôle de plate-forme pour l’hypermarché, dont il va falloir « améliorer la fraîcheur commerciale », pour reprendre les propos du patron, qui traduisent le besoin criant de rénovation du parc. D’ici à 2025, si l’on en croit la feuille de route, ou les espoirs du dirigeant, l’hyper ne devrait plus peser que 50 % de l’activité d’Auchan en France, contre 75 % aujourd’hui. Ce qui signifie miser sur les supermarchés et le digital et y mettre les bouchées doubles. Un point de vue encore discordant avec l’ADN de l’enseigne des Mulliez, bâtie sur l’hyper mastodonte. Celui qui n’a plus les faveurs des Français. Mais il n’y a plus le choix. Flirtant avec la barre des 10 % de part de marché en France, et en recul régulier, Auchan est, comme d’autres grands distributeurs intégrés, victime de son passé glorieux. Et va devoir s’employer à inverser la tendance, avec des premiers signaux financiers encourageants. Qui demanderont à être répétés dans le temps.

LSA - Vous aviez rencontré LSA en janvier pour annoncer un plan de transformation de grande ampleur. Où en êtes-vous ?

Jean-Denis Deweine - Pour moi, Auchan Retail France doit relever deux enjeux majeurs. Le premier, à très court terme, c’est de redresser les résultats économiques, et le second, c’est la transformation et la mise en œuvre de notre projet Auchan 2022. En 2018, notre activité dans le pays a enregistré une perte historique, avec un résultat d’exploitation négatif. Depuis mon arrivée à l’été 2019, la priorité c’est de le redresser et c’est ce que nous avons fait. En 2019, le résultat d’exploitation était à l’équilibre, contre une perte un an plus tôt. Nous enregistrons les effets bénéfiques de la mise en œuvre des premières mesures du programme Renaissance, décidé par Edgard Bonte. Aujourd’hui, il porte ses fruits, et nous allons continuer dans cette voie. Et malgré le Covid-19, Auchan Retail France est en ligne avec les objectifs fixés. Hors essence et à magasins comparables, le chiffre d’affaires a progressé de 0,8 % au premier semestre. Et ce alors que 75 % de nos ventes sont le fait des hypers, format qui a été le plus pénalisé pendant les deux mois de confinement. L’Ebitda a progressé de 79 %, et nous sommes conformes à la trajectoire prévue pour atteindre les objectifs fixés à fin 2022.

Quels sont les leviers de la transformation ?

J.-D. D. - Le projet Auchan 2022 est là pour adapter l’entreprise aux attentes du consommateur, c’est-à-dire plus de proximité, plus de local, plus de solidarité aussi. C’est en résonance avec la période que nous venons de vivre. Et nous voulons accélérer. Quant à la transformation à proprement parler, elle se cristallise autour de cinq axes stratégiques. Le premier consiste à définir les nouveaux contours de l’offre avec plus de produits exclusifs à nos propres marques, plus de produits locaux, issus de filières responsables, etc., avec l’ambition d’être un sélectionneur-concepteur. Ce qui passera par des choix et pr la réalisation d’un certain nombre de tests en cours, sur les produits frais en particulier. Car le fer de lance de la reconfiguration de l’offre, ce sont les produits frais. Les quatre autres axes stratégiques portent sur la transformation des hypermarchés en véritables plates-formes, l’accélération de la nouvelle proximité digitale, la refonte de la chaîne de marchandises et la transformation des modèles opérationnels.

Par où commencer concernant les hypers ?

J.-D. D. - Il va falloir investir pour améliorer la « fraîcheur » commerciale des hypermarchés. Déjà « hypers-producteurs » – ils produisent du pain, de la pâtisserie et des plats préparés pour eux, et ils vont le faire aussi pour les magasins de leur zone de vie –, ce seront aussi des « hypers-entrepôts », toujours pour leur zone de vie. D’ailleurs, nous vidons nos réserves pour réaffecter ces espaces. C’est aussi « l’hyper-marketplace », où viennent se greffer des producteurs et transformateurs locaux. C’est enfin « l’hyper-dégustation », où les consommateurs peuvent se restaurer et découvrir des produits et des recettes. La conviction interne est acquise que bon nombre d’hypers ne sont plus aux standards attendus par les consommateurs. Le parc est hétérogène. Il y a des hypers qui ont été remis au niveau de ce qu’attendent les clients, comme à Dardilly (69) ou Montivilliers (76). Nous allons profiter du chantier actuel de transformation du modèle pour accélérer les refontes. Ce travail sera fait en deux ans sur l’ensemble du parc.

Ça paraît ambitieux ?

J.-D. D. - Nous revoyons notre approche. Jusqu’ici, nous pouvions mettre 12 à 20 millions d’euros, en espérant que le magasin tienne quinze ans. En moyenne, le dernier remodeling des hypers chez Auchan datait de douze-treize ans. Il faut réduire ce temps, et investir de manière moins massive en one shot mais plus régulière, pour éviter les grands chantiers. La rénovation d’Englos (59) avait duré deux ans, c’est trop.

La transformation des supermarchés vous a-t-elle donné des idées ?

J.-D. D. - Dans les résultats du 1er semestre 2020, les supermarchés jouent un rôle prépondérant dans notre dynamique. Il y a eu des investissements lourds sur cette branche avec le passage à l’enseigne unique (initié en 2017, NDLR), la convergence, qui a sans doute affecté les résultats 2018. Mais les nouvelles pratiques sont en place, les correctifs apportés et nos supers sont dans le match. Ils sont au rendez-vous de l’Ebitda et participent à la prise de part de marché.

Comment accélérer sur le digital ?

J.-D. D. - La nouvelle proximité digitale est un relais de croissance. En cumul sur six mois, 12 % du CA d’Auchan France a été réalisé par le digital, c’est-à-dire le drive ou la livraison à domicile… L’objectif est d’atteindre 15 % en 2022. À ce rythme, le contrat devrait être rempli bien avant ! Pendant cinquante ans, nous avons vécu avec l’hyper de périphérie de grande attraction. Aujourd’hui, il faut réinvestir les centres-villes. Notre arme offensive ce sera Auchan piéton. À l’heure actuelle, nous en avons trois – un à Paris, le premier créé en France, dès 2014, et deux à Lille – et nous allons en ouvrir trois autres en septembre à Lille. L’idée, c’est de saturer les territoires. Ils délivrent les résultats qu’on attendait et ils permettent de renouveler notre clientèle, avec plus de 50 % de nouveaux clients. Ça, c’est pour nos formules en solo, mais si l’on ajoute la possibilité, mise en place pendant le confinement, de retirer les courses en click & collect dans des supermarchés, nous avons 85 Auchan piéton. Plus 93 drives. Pour le reste, nous avons développé la technologie du store picking et, en novembre, elle commencera à être déployée dans 100 % des magasins. Plus de 350 points de contacts supplémentaires (hypers et supers) la proposeront.

Cela sonne-t-il le glas du développement en proximité, avec My Auchan ?

J.-D. D. - Nous avons 39 points de vente d’ultraproximité. Il ne faut pas se tromper de guerre. Nous préférons passer à l’étape de l’ultraproximité digitale, comme le piéton, les lockers (casiers) ou Auchan Minute. Ce qui ne nous empêchera pas d’opérer des acquisitions si nécessaire. Nous maîtrisons le modèle de l’ultraproximité en propre et nous pourrons le franchiser.

Quid de la supply chain ?

J.-D. D. - Nous avons encore deux réseaux (hypers et supers) dans notre chaîne de marchandises, auxquels s’ajoute le circuit digital. Nous allons mener une refonte totale, l’axe retenu étant d’être multipoint de contact, en allant du piéton de 70 m² à l’hyper de 17 000 m2 !

Si les magasins et organisations évoluent, les équipes vont-elles devoir suivre ?

J.-D. D. - C’est notre cinquième axe stratégique, transformer les modèles opérationnels. Nous allons travailler avec de nouveaux outils, de nouveaux modes de fonctionnements et de nouveaux rituels. Des métiers vont apparaître et d’autres disparaître. Les salariés vont évoluer vers plus de polycompétences et de polyactivité. Le plan de départs volontaires des services d’appui était la première conséquence de cette évolution de nos modèles opérationnels. Il a débuté en juin, et a été perturbé par le Covid-19. Nous avons donc prolongé le calendrier prévu.

Vous évoquez beaucoup de changements. Mais en combien de temps ?

J.-D. D. - Tous les chantiers doivent être prêts en deux ans. Il y a des mots nouveaux dans notre vocabulaire, comme « focuser », « aligner ». Auparavant, nous avions une profusion de projets, souvent testés pendant très longtemps, trop longtemps. Aujourd’hui, nous n’avons pas les moyens d’engager tous les combats, et il faut aller plus vite pour répondre aux tendances. Maintenant, dans le digital, nous mettons tous nos efforts sur le piéton par exemple.

Que vont devenir les terres achetées autour des hypers pour produire fruits et légumes ?

J.-D. D. - Ce n’est pas dans le cœur de la stratégie, et nous avons stoppé le développement de cette idée, qui était pourtant intéressante. Dans l’avenir, nous y reviendrons peut-être.

Comment financer le plan Auchan 2022 ?

J.-D. D. - Il n’y aura pas d’argent magique. Le développement en France sera alimenté par l’amélioration des résultats.

Comment Auchan va-t-il s’adapter à tous ces changements, et les tester ?

J.-D. D. - Pour Auchan Retail France, c’est la zone de vie qui compte, et c’est une réponse en ultralocal qu’il faut apporter. La Métropole européenne de Lille (MEL), avec son million d’habitants et ses 95 communes, est la zone où nous testerons ce que nous venons d’évoquer. Avec des hypers, des supers, des casiers, des piétons, Auchan Minute, la livraison... Pendant le Covid, nous avons lancé des food trucks et des drive trucks devant les centres hospitaliers de Tourcoing et de Lille... Pour prendre en compte les spécificités des zones de vie, nous visons un tronc commun de 70 %. Ensuite 20 % de typicité socio-démographique de la zone, et 10 % de typicité locale. Nous sommes dans une phase de clusterisation du parc dans laquelle la data joue un rôle clé.

Quelle est votre vision de l’hypermarché dans ce plan de transformation ?

J.-D. D. - L’hyper tel qu’on le faisait dans les années 60 n’a pas d’avenir, nous lui donnons une nouvelle vocation. Désormais, il produit, stocke et approvisionne d’autres formats, assure des livraisons à domicile de courses alimentaires, mais aussi de plats préparés. C’est une révolution de la supply chain. Il se met au service de la marque et de l’ensemble des formats, de plus en plus digitaux. En 2025, l’objectif est de faire descendre le poids de l’hyper à 50 % des ventes d’Auchan en France, contre 75 % aujourd’hui. Notre priorité, c’est le développement de nouveaux modèles. En cinq ans, si la part de marché d’Auchan a diminué de 1,2 % en France, c’est à 80 % lié à la baisse relative de nos surfaces de vente car, dans le même temps, notre part de parc a baissé d’un point. Enfin, l’hyper n’est plus le principe originel du « tout sous le même toit », c’est une offre sélectionnée et choisie. En non-alimentaire, nous avons choisi nos combats.

Ces choix passent aussi par l’implantation de corners de partenaires, est-ce de « l’hybridation » ou une résignation ?

J.-D. D. - Dans certains cas, c’est de l’hybridation. Installer des espaces Decathlon dans des hypers – 6 en France (et 31 dans le monde, NDLR) – permet d’apporter de la valeur sur un marché où Auchan n’est plus crédible. Nous nous apprêtons à ouvrir un 7e corner Decathlon, beaucoup plus grand, à Saint-Jean-de-la-Ruelle, près d’Orléans (45). Nous testons des formats et des modèles économiques différents. Dans les espaces de vêtements de seconde main avec Patatam, nous achetons les produits et nous les vendons, avec un système de retour des invendus. C’est un exemple de notre réactivité : nous avons décidé le principe des tests en octobre 2019, lancé 5 prototypes en février et on en dénombre déjà 30 aujourd’hui. Il y a aussi des partenariats avec Cultura, Boulanger, Electro Dépôt, et il y en aura probablement d’autres. Quant à savoir si ces tests sont probants, il est trop tôt pour le dire en raison du Covid-19.

Quel a été l’impact du Covid-19 pour vous ?

J.-D. D. - Quand la pandémie est apparue en France, Auchan a été en pointe sur la protection des collaborateurs. Nous avons aussi été parmi les premiers pour la prime exceptionnelle de 1 000 €. En termes d’activité, nous avons ­encaissé des variations d’une forte amplitude pour les hypermarchés, l’e-commerce ou les supermarchés. Cela a appelé beaucoup de mobilité et de flexibilité des équipes. Et le management par zone de vie a permis de s’adapter. Dans certains magasins, où les ventes de textile ont chuté en début de confinement, le personnel a pu aller donner un coup de main dans les supers par exemple, d’autres dans les drives. Cela a mené à la prise de conscience d’une accélération des tendances et confirmé le bien-fondé des orientations 2022. Mais, surtout, cela a confirmé la capacité de mobilisation et l’engagement des collaborateurs. Le Covid-19 m’a donné beaucoup de confiance dans les équipes et leur capacité à relever les défis qui se présentent à Auchan France. 

MORGAN LECLERC