Ce jeudi 11 juillet 2019, Alexandre Bompard, pdg du Groupe Carrefour, a été auditionné par la Commission d’enquête parlementaire sur la grande distribution. LSA retranscrit ici ses propos introductifs devant les députés. Des propos tenus avant un débat que l’on peut qualifier à charge. A tel point que le président de cette commission a traité Alexandre Bompard et Michel-Edouard Leclerc de «caïds».
« Une nouvelle volonté de diabolisation »
Si je dois reconnaître que je n’ai pas pris connaissance de l’ensemble de vos travaux, les comptes-rendus qui m’ont été transmis de certaines auditions publiques me donnent le sentiment qu’au lieu d’un débat constructif et serein s’est exprimée trop souvent devant vous une nouvelle volonté de diabolisation des « pratiques de la grande distribution », pour reprendre le titre de votre commission. Je ne suis pas convaincu que ce soit le meilleur moyen d’aborder ce sujet, d’ailleurs traité à de multiples reprises et assez franco-français. Sans doute, il existe des dysfonctionnements dans les relations entre l’industrie et la distribution. Sans doute, ces relations connaissent des désaccords, comme il en existe dans toutes les relations d’affaires. Sans doute, il peut y avoir des excès condamnables, mais j’ai peine à croire que la distribution échappe, autant qu’on vous l’a dit, à la règle de droit compte tenu du contrôle et de la surveillance dont elle est constamment l’objet. J’ai l’impression qu’on a parfois, devant vous, exagéré l’anomalie et généralisé la caricature.
« Une rupture historique »
Aujourd’hui, la distribution française est confrontée à une rupture historique. Ses grands concurrents mondiaux ont changé de visage. Le chiffre d’affaires d’Amazon est le triple de celui de Carrefour. Sa capitalisation boursière est plus de cinquante fois celle de Carrefour. Alibaba affiche un taux de croissance annuel de chiffre d’affaires supérieur à 50 %. Dans de nombreux secteurs, il n’y aura bientôt plus guère d’espace entre les États-Unis et la Chine. À mon sens, cela peut être le cas pour la distribution. Cette logique de globalisation qui voit s’affronter des géants disposant de marchés intérieurs vastes et solides impose une taille critique que les entreprises européennes, et parmi elles les entreprises françaises, n’atteignent pas. Cela a entraîné des regroupements, capitalistiques ou non, qui sont, à tort, critiqués. À mon avis, il est inévitable, et souhaitable, qu’il y en ait d’autres. Ces nouveaux acteurs qui ont émergé en quelques années, et d’autres qui bientôt feront irruption, n’ont aucune difficulté pour sortir de leurs bastions et contester les positions des opérateurs traditionnels dans le reste du monde. Et alors que nous devons affronter une transformation sans précédent pour mener cette bataille, nous sommes pénalisés par une fiscalité inadaptée. L’impératif, aujourd’hui, est de mettre un terme au déséquilibre fiscal entre des enseignes comme les nôtres et les plateformes universelles américaines ou chinoises. Nous payons en France 83 impôts différents, à chiffres d’affaires équivalents nous créons quatre fois plus d’emplois et eux déversent leurs produits sur le marché sans même payer la TVA, ni d’ailleurs quasiment aucun impôt.
"Face à de grands industriels mondiaux."
Avec le temps, pour les grands industriels mondiaux, le marché français est devenu de moins en moins essentiel. C’est le cas y compris pour les entreprises françaises avec lesquelles Carrefour a une relation historique. Danone réalise 10 % de son chiffre d’affaires en France. En France, Carrefour dispose d’une part de marché qui est autour de 20 %. Cela vous donne une idée du très faible poids que représente, aujourd’hui, Carrefour France pour Danone : 2 % de son CA mondial. Un point, toutefois, me paraît distinguer la France et la distribution française : la part des PME. Les marques des PME-TPE-ETI représentent 22 % du CA des enseignes, mais contribuent à plus de la moitié de la croissance. Cette part monte à plus de 80 % en HM et en SM. Chez Carrefour nous avons une relation ancienne et durable avec les PME, pour plusieurs raisons :
- elles jouent un rôle stratégique d’équilibre par rapport aux grands industriels mondiaux – c’est toute l’importance des marques de distributeurs ;
- elles assurent la diversité de nos assortiments – qui sont ainsi plus proches des exigences de nos clients ;
- elles favorisent l’innovation, que ce soit sous leurs marques ou sous une marque de distributeur.
« La distribution contribue à l’emploi »
Carrefour, c’est 110 000 personnes en France, et si nous avons eu un plan de départs volontaires en 2018, nous avons embauché au cours de cette année plus de 40 000 nouveaux collaborateurs, dont près de 9 000 en CDI. Je ne compte pas les emplois indirects qui sont liés aux activités de la distribution et qui, eux aussi, doivent être pris en compte dans l’équation : l’affaiblissement de la distribution française a des conséquences sur ces emplois.
« Des dysfonctionnements ? »
Mesdames et Messieurs les députés, je l’ai dit en introduction et je le répète, il peut y avoir des dysfonctionnements ou des excès dans les pratiques de la distribution. Pour autant, il n’est pas acceptable de jeter régulièrement l’opprobre sur un secteur tout entier. S’il y a des dysfonctionnements, que représentent-ils par rapport aux milliers d’entreprises avec lesquelles nous travaillons de manière constructive ? Aux accords réussis avec de nombreux partenaires ? Aux millions de commandes que nous passons chaque année ? Aux millions de factures que nous réglons chaque année ? Aux tonnes de documents contractuels que nous impose une réglementation sourcilleuse ?
« Pas de concurrence ! »
J’ai lu que notre secteur ne serait pas concurrentiel et caractérisé par la collusion. Le marché français est, au contraire, un marché extrêmement compétitif. Il est stupéfiant que certains de vos interlocuteurs aient même pu prononcer les mots de « cartel » ou d’« oligopole ». C’est d’autant plus surprenant lorsque ces termes viennent des industriels qui savent, pour avoir été très souvent sanctionnés, ce qu’ils signifient. Aucun marché n’a, comme le marché français de la distribution, autant d’acteurs qui disposent d’une part de marché entre 7 et 20 %. Aucun marché ne connait une telle intensité concurrentielle. Aucun marché n’est aussi faiblement concentré.
« La loi du plus fort ?»
Certaines personnes auditionnées soutiennent que les regroupements à l’achat, français ou internationaux, seraient des « monstres » conçus pour imposer la loi du plus fort ou facturer des prestations fictives. Je m’interroge sur ce qui permet de croire à cette domination des enseignes et des alliances à l’achat. Elle est inexistante vis-à-vis des grands industriels mondiaux qui contrôlent leurs marques et génèrent une part de notre chiffre d'affaires plus grande que la part que nous représentons dans leur chiffre d'affaires. Or ce sont eux qui constituent le périmètre des alliances à l’achat. Un seul chiffre pour illustrer cette idée : nos achats pèsent 1 % du chiffre d’affaires mondial de nos vingt premiers fournisseurs. Cette fraction monte à 1,5 % si on se réfère au périmètre de notre structure commune avec U, qui s’appelle Envergure et que vous avez également auditionnée. Qui peut sérieusement croire que les fournisseurs qui sont compris dans le périmètre de ces regroupements, rigoureusement encadrés par la pratique des autorités de concurrence et par leurs enquêtes, sont en situation de dominés ?
« La légende des négos… »
Les négociations : que de légendes cette activité emporte avec elle ! Laissez-moi d’abord exprimer une conviction forte : le commerce est et doit rester le fruit d'une négociation entre un distributeur et un fournisseur. La négociation est l’acte fondateur, incontournable, nécessaire de notre métier. Et qui en est l’arbitre final ? Une seule personne : le client. L’échec d’une négociation, c’est dans nos magasins qu’il se constate. Depuis 60 ans, la négociation a permis de redistribuer du pouvoir d’achat aux Français. Elle a permis de lutter contre l’inflation. Elle a permis de maintenir et d’améliorer le niveau de vie de la plupart de nos concitoyens. Ces négociations peuvent être difficiles. Elles peuvent se terminer in extremis Elles peuvent aussi très bien se passer. Comme toutes les négociations. Lorsqu’il y a des excès, croyez-moi, ils sont vite connus et réprimés.
« La liberté de choix »
Les déréférencements, dont on vous a également, et encore, parlé. Le président de l’ILEC lui-même, je crois, a pourtant reconnu qu’ils diminuaient. Le principe est simple : les déréférencements sont réprimés lorsqu’ils sont abusifs, comme tout contrat qui est violé abusivement. Le problème, s’agissant de la distribution, c’est que même un déréférencement parfaitement légal, auquel il est procédé après un échange et un délai raisonnable, est critiqué et remis en cause. Ce n’est pas acceptable : la liberté de choix du distributeur doit pouvoir pleinement s’exercer. C’est une autre forte conviction que je veux partager avec vous : le commerce est une activité qui ne peut s’épanouir que dans la liberté. Cette liberté est essentielle, en particulier pour procéder, chaque année, à de très nombreux arbitrages. Arbitrer entre des produits, en ajouter, en supprimer, en créer : c’est une liberté qui touche à l’essence de notre métier. Et ne pensez pas, Mesdames et Messieurs les députés, que notre liberté n’est pas étroitement surveillée. Le droit de la concurrence français, les contrôles de l’administration, les enquêtes de l’autorité de la concurrence, croyez-moi, ne sont pas défaillants. Un seul chiffre sur ce point : Carrefour a fait l’objet de 2 000 enquêtes de la DGCCRF depuis 2015. Carrefour est présent dans plusieurs pays dans le monde. Nulle part il n’existe un tel encadrement.
« Le rôle des marques de distributeurs »
s marques de distributeurs : elles sont critiquées depuis leur naissance par les grands industriels mais sont pourtant essentielles. Carrefour a inventé les « produits libres » en 1976. Depuis plus de 40 ans, les marques de distributeurs ont trouvé leur place, les clients les apprécient. Sans doute, à l’origine, les produits des distributeurs avaient un côté générique, imitant la qualité et le packagingchoisi par les industriels. Mais les marques propres ont beaucoup évolué, elles ne sont pas des substituts médiocres ou low cost de marques emblématiques. Beaucoup de marques de distributeurs sont désormais des produits de qualité, et parfois même des produits premium, qui sont développés pour répondre à de nouveaux besoins du consommateur. Il peut même s’agir de produits de niche, du « prêt-à-manger » ou encore des produits responsables. Certains produits de distributeurs viennent également combler des manques au sein de catégories qui ne sont pas totalement couvertes par les grandes marques. Ces produits apportent enfin de l’innovation. Mettons-nous dans la position du client : voici des produits qui i) sont compétitifs, du point de vue du prix ou de la qualité, ou des deux, ii) élargissent le choix qui lui est offert, iii) apportent de l’innovation qui poussent les grands industriels à améliorer leur propre offre. Cela fait quarante ans que les industriels critiquent les marques propres : les ont-elles empêchés de se développer ? Je pensais que ce sujet était derrière nous. Le rôle de ces marques de distributeur est donc particulièrement important.
"Je voudrais terminer par trois points en conclusion".
Premier point : imputer à la distribution les difficultés du monde agricole n’est pas acceptable. Je rappelle que nous avons mis en place, il y a plusieurs années, des contrats de filières agricoles avec des milliers de producteurs et éleveurs en leur donnant de la visibilité par des contrats annuels, des revenus supplémentaires par une rémunération supérieure aux prix du marché et un engagement sur les volumes. La base des filières Carrefour est la qualité pour le consommateur. C'est le fondement de nos contrats. Nous définissons ensemble la qualité maximale dans un cahier des charges qui s'impose à l'ensemble de la chaîne, à savoir agriculteurs, transformateurs et distributeurs. Carrefour, en France, achète en direct pour un milliard d’euros de produits agricoles et, nous avons pris des engagements encore supérieurs cette année d’achat à la production française. Le monde agricole a, lui aussi, des sujets de transition, et je sais qu’il s’y engage fermement. Mais continuer, comme je l’entends parfois – dans la bouche des industriels – que c’est le comportement de la distribution qui explique les difficultés du monde agricole, c’est fallacieux et peu responsable.
Deuxième point : l’équation demandée à la distribution est extrêmement difficile à résoudre. Il nous est demandé de maîtriser les prix de vente au consommateur – car nous sommes redevables du pouvoir d’achat des Français – de bien rémunérer les producteurs – car sinon nous les fragilisons – et de garantir la qualité – c’est notre responsabilité à l’égard des clients. Vous avez, Mesdames et Messieurs les députés, l’habitude de travailler sur des textes qui doivent concilier des impératifs contradictoires. Nous devons, nous aussi, exercer cette contradiction, et je ne dis pas que nous y parvenons chaque jour, mais croyez-moi si nous n’y parvenons pas ce seront les clients qui nous sanctionneront les premiers.
Troisième : Je trouve simpliste et déplacé de faire croire que les relations entre les distributeurs et leurs fournisseurs ne sont fondées que sur des rapports de force. Face aux grands groupes industriels mondiaux, il faut des distributeurs forts pour maintenir l'équilibre entre eux et les PME. La concurrence n'est pas verticale mais horizontale. Chez Carrefour, nous considérons que la contractualisation des relations entre les acteurs du commerce est la seule voie du progrès. C’est la démarche que nous suivons avec nos partenaires. Et c’est la seule manière de mettre un terme à la chaîne de défiance qui s’est installée entre les producteurs et les distributeurs. Mettre un terme à cette défiance c’est aussi, me semble-t-il, l’un des rôles de votre commission. Cela impose une analyse du secteur objective, impartiale et dépassionnée loin des caricatures et des clichés.